Charles Muller

Photo hommage a charles muller 1909 2015

 

Hommage à Charles Muller (1909-2015)

par

Hubert Joly

Qui a eu cette idée folle

Un jour d’inventer l’école

C’est ce sacré Charles magne !

Sacré Charles magne !

Et ego in Alsacia…

Les hommages de ses collègues diront mieux que moi ce que la langue française, et plus encore le Conseil international de la langue française, lui doivent. Toutefois, sans dévoiler des secrets, je peux peut-être m’enorgueillir  d’un contact quasi hebdomadaire avec lui, depuis que par une lettre du 5 aout 1976 je lui avais demandé de réfléchir à la possibilité de créer au CILF une banque de données orthographiques et grammaticales, au moment même où nous assistions au brillant essor de la Banque de terminologie de l’Office de la langue française du Québec et de la Banque de terminologie de l’Université de Montréal. Une telle situation m’avait en effet donné un petit complexe lorsque je voyais les sommes faramineuses en jeu et que je prenais connaissance de l’exiguïté du budget du CILF. Il faut dire que nous eûmes plusieurs chances : la première fut que les deux banques furent parfois utilisées davantage comme des canons pour se tirer mutuellement dessus plutôt que pour servir la langue française. La seconde, que le CILF étant trop pauvre, il n’arriva sur le marché linguistique et informatique qu’au moment où les outils, s’étant banalisés dans le commerce, devenaient non seulement accessibles en prix mais aussi en logiciels performants et que les ordinateurs monstrueux étaient ravalés au rang de dinosaures. La troisième chance, et j’arrive à mon propos, fut que Charles Muller, linguiste et statisticien à la fois, comprit l’enjeu, et que sa collaboration, strictement, totalement et définitivement bénévole, fut offerte de grand coeur au CILF. Elle devait lui couter des jours et des nuits de travail sur Orthotel, puis sur Orthonet, et notre institution n’eut jamais à se préoccuper de rémunérer au double les heures d’insomnies que je lui avais très involontairement imposées.

La richesse de nos cartons d’archives ne rend que très incomplètement compte de l’abondance des messages échangés car énormément de choses se sont nouées ou dénouées par courriel ou par téléphone.

Il en est résulté un contact très étroit avec notre petite équipe, et avec des échanges qui furent à certains moments presque quotidiens. Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de dire « Votre solidité » à notre président André Goosse. Le même qualificatif pourrait avec autant de vérité s’appliquer à Charles Muller. Une solidité peut-être un peu plus dure qu’une tête de Wallon mais moins assurément qu’une tête de Lorrain. Mais peut-être sa rigueur avait-elle aussi une source protestante ? Il n’importe. Car cette rigueur peut aussi porter le nom de constance. Du jour où Charles Muller prit en main le destin de la future banque de données, il eut d’abord le souci de proposer au grand public, sur Minitel et avec la dénomination « Orthotel », un outil fiable de dépannage orthographique qu’avec l’aide de cinq collaborateurs il porta rapidement dès 1979 à la hauteur de 25 000 mots, le but étant de ramener le locuteur hésitant sur la graphie d’un mot à la forme canonique. Mais toujours soucieux d’être pratique, il ajouta 550 conjugaisons et une batterie de tests orthographiques à caractère ludique. Le plus important était à venir avec la possibilité d’établir un dialogue permanent avec tous ceux qui se posaient des questions sur nos bizarreries orthographiques et même linguistiques. Le succès fut rapide car les réponses aux questions posées le soir, étudiées pendant la nuit, étaient disponibles avant l’aube… Peu à peu au reste, les questions récurrentes firent l’objet de réponses préenregistrées qui évitaient de faire toujours la même réponse à des questions identiques. On sait que le Minitel resta une entreprise purement française. Du jour où Internet permit de communiquer avec le monde entier, le basculement d’Orthotel sur « Orthonet » étendit automatiquement le champ de notre action à deux nouvelles catégories d’usagers : les francophones de langue maternelle puis les allophones intéressés par la langue française. Alors, avec le concours de deux enseignants détachés pour un demi service tout d’abord, puis de Sylvie Cordin toute seule.

Pourtant, toujours dans le même esprit qui lui avait fait porter « La classe de français » lorsqu’il était en Allemagne, Charles Muller mit à la disposition du public de nouveaux ouvrages de vulgarisation comme Monsieur Duquesne et l’orthographe, en même temps qu’il encourageait la traduction d’une thèse allemande de Mme Monika Keller : La Réforme de l’orthographe, un siècle de débats et de querelles. Il devait aussi prendre une part active à la rédaction, sous l’autorité du Conseil supérieur de la langue française, des Rectifications orthographiques approuvées par l’Académie française en 1990. Ce travail trouva en quelque sorte son couronnement lors de la remise par ses amis et collègues des Mélanges Charles Muller à l’occasion d’une cérémonie organisée à l’Université de Strasbourg pour son centième anniversaire, sur l’initiative de Christian Delcourt et Marc Hug. A chacune de ces étapes, un contact très étroit fut maintenu, on s’en doute, avec le secrétariat du CILF…

De cette fréquentation intense, faute d’avoir réussi à extraire de notre ami le récit circonstancié de sa longue vie si pleine d’expériences et d’actions comme les décrit Jacqueline Picoche, il ne me reste pour échapper à la banalité des jours que quelques images…

L’enfance passée très tôt chez son grand père à Lorquin en Lorraine occupée. L’entrée des Français en 1914, bien vite suivie de leur départ, la découverte en 1918 du chocolat et du bleu horizon des uniformes car l’Alsace était rationnée et la censure sévère, les premières études au lycée de Sarrebourg, l’épisode de la Libération avec le sauvetage d’un blessé allemand retrouvé par surprise après beaucoup d’années, la riche et fructueuse activité culturelle à Mayence dans une Allemagne qu’il fallait relever de ses ruines à un moment où notre rancoeur était encore toute fraiche, mille petits faits narrés au cours de nos échanges et que j’ai eu l’imprudence de ne pas noter car j’étais persuadé qu’il avait tout consigné pour ses petits enfants. Mais par dessus tout, le verger de cerisiers de Marlenheim dans lequel tant de ses étudiants sont allés cueillir les fruits au mois de juin et auquel il était si attaché. Et si Strasbourg conserve la beauté de l’architecture et de l’urbanisme qu’ont su lui donner, hélas, les Allemands, à partir de 1870, combien le printemps en Alsace n’est-il pas plus bucolique, plus charmant, plus émouvant, à la sortie des frimas vosgiens. J’ai toujours été indépendantiste lorrain mais, mon enfant, c’était pour mieux faire la conquête de l’Alsace qui nous apparaissait si plantureuse, déjà si fleurie, du haut du col de Saverne, si désirable pour tout dire, alors que le plateau lorrain est encore dans le givre, que les merlettes peuvent geler sur leur oeufs chez nous en plein mois de mars, que les jonquilles de Gérardmer ne sont pas encore coudées quand, déjà, dans la maison forestière d’Oberhaslach, le grand magnolia de Guillaume II perce ses premiers boutons…

Il y aurait encore beaucoup à dire sur son tempérament. J’avais été bluffé lorsqu’il m’avait raconté un jour que, sentant l’âge venir avec ses arthroses, il avait compté ses pas, de son domicile jusqu’au cercle militaire et, lorsqu’il sentait que ses enjambées tendaient à se raccourcir, il se hâtait d’allonger le pas… Bel exemple de ténacité sur que lequel j’aurais aimé finir, mais il me reste encore à me souvenir de la choucroute de navet que nous dégustions en novembre, des moments passés en convivialité à la taverne du « Renard prêchant », appellation médiévale qui me ravissait. Et puisque la langue est aussi une affaire de cuisine, comment évoquer Charles Muller sans sa pipe et sans son bock de bière… Tous ses nombreux disciples en conservent un souvenir ému, mais je n’en dirai pas plus car ce serait encourager les tabagistes et les alcooliques qui n’atteindront surement pas son record…